Maylis de Kerangal à propos de son livre:
A un moment donné, j'ai identifié une
piste. Après mes deux premiers romans, tous les deux écrits
avec un « je » narratif, quelque chose s'est déchiré et
éclairci en même temps : le refus de passer par
l'introspection. Quelque chose alors s'est ouvert, que j'ai
conservé. Je me suis calée dans une écriture où je décris tout
ce qui se passe. J'ai trouvé une très grande joie dans la
description. Les personnages sont présents et s'incarnent par ce
qu'ils montrent. C'est une écriture phénoménologique, qui prend en
compte tout ce qui se manifeste. J'avais lu un livre de Jean-Louis
Chrétien, La Joie spacieuse (éd. de Minuit), qui dit que les corps
sont les messagers des psychés, que les gestes sont les porte-parole
des intériorités. J'ai senti une forme de liberté à pouvoir
poétiser la matière, une justesse et une confiance. A partir de là,
tous mes livres se sont écrits sur ce mode.
Même chose pour Naissance d'un pont :
je me disais que ce serait génial d'écrire une épopée, mais sans
la guerre. Et c'est devenu ce livre du dehors, des paysages, de la
forêt, le chantier du pont a pris en charge toute la matière et
après, la narration l'a organisée. A l'origine d'un roman, j'ai
toujours des désirs très physiques, matériels. Et une envie
d'espaces. Tant qu'il n'y a pas les espaces, il n'y a pas de livre
possible.
Ce qui compte avec les grandes
questions que sont la vie, la mort, la porosité entre les deux, la
représentation du corps, la transplantation, c’est qu’elles
soient traitées par le bas. Je n’aime pas l’idée du surplomb.
Les grands sujets sont pleins de dangers. En tant qu’écrivain, je
pourrais vouloir m’auto-légitimer en écrivant sur la mort, par
exemple. Je tiens à rester «à la culotte des choses», au ras du
monde. Lorsqu’on traite de grandes questions, on se retrouve vite
dans quelque chose d’un peu mousseux, où tous les mots portent des
majuscules, où, au fond, il ne se dit pas grand-chose. Aux discours,
je préfère l’expérience.
Enfin, l’hôpital est aussi le lieu
des héros du roman. J’ai voulu raconter la transplantation
cardiaque comme un haut fait d’aujourd’hui – comme on racontait
un haut fait du passé dans la chanson de geste.
L’hôpital est une série de
microcosmes régis par des physiques particulières. Il y a une
physique de la garde. Ces mondes sont parfois des labyrinthes,
parfois des citadelles. Le bloc opératoire est un lieu interdit.
Tout cela dessine des flux, des circulations. A quoi s’ajoute
l’aspect sensoriel, les bruits, les lumières: fortes dans les
couloirs, tamisées dans les chambres. Instaurer ces lieux, c’est
une manière de convoquer le monde sensible, là où le corps est
présent, où le geste d’écrire devient un geste de contact.
J’essaye de créer des milieux physico-sensoriels, des bains, où
l’action et le lecteur pourront habiter.
Bientôt, le film de nos rencontres avec
Maylis de Kerangal et Alain Nicolas!
Bientôt, le film de nos rencontres avec
Maylis de Kerangal et Alain Nicolas!
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