mardi 13 décembre 2016

En conclusion à Réparer les vivants


Maylis de Kerangal à propos de son livre:

A un moment donné, j'ai identifié une piste. Après mes deux premiers ­romans, tous les deux écrits avec un « je » narratif, quelque chose s'est ­déchiré et éclairci en même temps : le ­refus de passer par l'introspec­tion. Quelque chose alors s'est ouvert, que j'ai conservé. Je me suis calée dans une écriture où je décris tout ce qui se passe. J'ai trouvé une très grande joie dans la description. Les personnages sont présents et s'incarnent par ce qu'ils montrent. C'est une écriture phénoménologique, qui prend en compte tout ce qui se manifeste. J'avais lu un livre de Jean-Louis Chrétien, La Joie spacieuse (éd. de Minuit), qui dit que les corps sont les messagers des psychés, que les gestes sont les porte-parole des intériorités. J'ai senti une forme de liberté à pouvoir poétiser la matière, une justesse et une confiance. A partir de là, tous mes livres se sont écrits sur ce mode.

Même chose pour Naissance d'un pont : je me disais que ce serait génial d'écrire une épopée, mais sans la guerre. Et c'est devenu ce livre du dehors, des paysages, de la forêt, le chantier du pont a pris en charge toute la matière et après, la narration l'a organisée. A l'origine d'un roman, j'ai toujours des désirs très physiques, matériels. Et une envie d'espaces. Tant qu'il n'y a pas les espaces, il n'y a pas de livre possible.

 http://images.nzz.ch/eos/v2/image/view/600/-/text/inset/d6b2605e/1.18590887/1438790219/maylis-de-kerangal.jpg


Ce qui compte avec les grandes questions que sont la vie, la mort, la porosité entre les deux, la représentation du corps, la transplantation, c’est qu’elles soient traitées par le bas. Je n’aime pas l’idée du surplomb. Les grands sujets sont pleins de dangers. En tant qu’écrivain, je pourrais vouloir m’auto-légitimer en écrivant sur la mort, par exemple. Je tiens à rester «à la culotte des choses», au ras du monde. Lorsqu’on traite de grandes questions, on se retrouve vite dans quelque chose d’un peu mousseux, où tous les mots portent des majuscules, où, au fond, il ne se dit pas grand-chose. Aux discours, je préfère l’expérience.



Enfin, l’hôpital est aussi le lieu des héros du roman. J’ai voulu raconter la transplantation cardiaque comme un haut fait d’aujourd’hui – comme on racontait un haut fait du passé dans la chanson de geste.
L’hôpital est une série de microcosmes régis par des physiques particulières. Il y a une physique de la garde. Ces mondes sont parfois des labyrinthes, parfois des citadelles. Le bloc opératoire est un lieu interdit. Tout cela dessine des flux, des circulations. A quoi s’ajoute l’aspect sensoriel, les bruits, les lumières: fortes dans les couloirs, tamisées dans les chambres. Instaurer ces lieux, c’est une manière de convoquer le monde sensible, là où le corps est présent, où le geste d’écrire devient un geste de contact. J’essaye de créer des milieux physico-sensoriels, des bains, où l’action et le lecteur pourront habiter.


Bientôt, le film de nos rencontres avec 
Maylis de Kerangal et Alain Nicolas!

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire