La dénonciation de l’esclavage au siècle des Lumières
Corpus :
A.
Montesquieu, De l’esprit des lois, chap. « De l’esclavage
des nègres », 1748
B. Jaucourt,
article « Traite des nègres », L’Encyclopédie, 1751-1766
C. Voltaire,
Candide, chap. 19, 1759
D. Diderot,
contribution à l’Histoire des deux Indes de l’Abbé Raynal, chap.
« De l’esclavage », 1770
Document annexe :
Girodet, Jean-Baptiste Belley,
député de Saint-Domingue,
1797
Question :
Sur quels reproches les
auteurs de ces quatre textes fondent-ils leur dénonciation de
l’esclavage ?
Travail d’écriture :
Vous traiterez l’un des trois sujets suivants au
choix.
Commentaire :
Vous ferez le commentaire
du texte A.
Dissertation :
Les auteurs de ce corpus ont « pris leur plume
pour une épée » (Jean-Paul Sartre, Les Mots, 1964). Pensez-vous que
la littérature soit une bonne arme pour dénoncer des inégalités, défendre une
cause ?
Ecriture d’invention :
En 1793, la Convention fait venir à Paris une
délégation venant de Saint-Domingue, en vue d’étudier une proposition
d’abolition de l’esclavage. Parmi les représentants de Saint-Domingue figure
Jean-Baptiste Belley, un esclave noir affranchi.
Vous imaginerez son discours adressé aux députés de la
Convention pour faire abolir l’esclavage et dénoncer les conditions de vie des
esclaves noirs. Vous utiliserez éventuellement les arguments proposés dans les
textes du corpus et veillerez à employer des procédés persuasifs variés.
Document A : Montesquieu « De l’esclavage des nègres », De l’esprit des lois, 1748
Dans ce texte, Montesquieu donne la parole aux
esclavagistes pour montrer combien leurs arguments sont absurdes.
Si j'avais à soutenir le droit que
nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais :
Les peuples d'Europe ayant exterminé
ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en
servir à défricher tant de terres.
Le sucre serait trop cher, si l'on ne
faisait travailler la plante qui le produit par des esclaves.
Ceux dont il s'agit sont noirs depuis
les pieds jusqu'à la tête ; et ils ont le nez si écrasé qu'il est presque
impossible de les plaindre.
On ne peut se mettre dans l'esprit
que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout bonne, dans un
corps tout noir.
Il est si naturel de penser que c'est
la couleur qui constitue l'essence de l'humanité, que les peuples d'Asie, qui
font les eunuques[1],
privent toujours les noirs du rapport qu'ils ont avec nous d'une façon plus
marquée.
On peut juger de la couleur de la peau par celle des
cheveux, qui, chez les Egyptiens, les meilleurs philosophes du monde, étaient
d'une si grande conséquence, qu'ils faisaient mourir tous les hommes roux qui
leur tombaient entre les mains.
Une preuve que les nègres n'ont pas le sens commun,
c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui, chez les
nations policées, est d'une si grande conséquence.
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là
soient des hommes ; parce que, si nous les supposions des hommes, on
commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.
De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on
fait aux Africains. Car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas
venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions
inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié ?
Document B : Jaucourt, article « Traite des
nègres », L’Encyclopédie, 1751-1766
TRAITE DES NEGRES (Commerce d’Afrique) : c’est l’achat des nègres
que font les Européens sur les côtes d’Afrique, pour employer ces malheureux
dans leurs colonies en qualité d’esclaves. Cet achat de nègres, pour les
réduire en esclavage, est un négoce qui viole la religion, la morale, les lois
naturelles, et tous les droits de la nature humaine.
Les nègres, dit un Anglais moderne plein de lumières et d’humanité, ne
sont point devenus esclaves par le droit de la guerre ; ils ne se dévouent pas
non plus volontairement eux-mêmes à la servitude, et par conséquent leurs
enfants ne naissent point esclaves. Personne n’ignore qu’on les achète de leurs
princes, qui prétendent avoir droit de disposer de leur liberté, et que les
négociants les font transporter de la même manière que leurs autres
marchandises, soit dans leurs colonies, soit en Amérique où ils les exposent en
vente.
Si un commerce de ce genre peut être justifié par un principe de morale,
il n’y a point de crime, quelque atroce qu’il soit, qu’on ne puisse légitimer.
Les rois, les princes, les magistrats ne sont point les propriétaires de leurs
sujets, ils ne sont donc pas en droit de disposer de leur liberté, et de les
vendre pour esclaves.
D’un autre côté, aucun homme n’a droit de les acheter ou de s’en rendre
le maître ; les hommes et leur liberté ne sont point un objet de commerce ; ils
ne peuvent être ni vendus, ni achetés, ni payés à aucun prix. Il faut conclure
de là qu’un homme dont l’esclave prend la fuite, ne doit s’en prendre qu’à
lui-même, puisqu’il avait acquis à prix d’argent une marchandise illicite, et
dont l’acquisition lui était interdite par toutes les lois de l’humanité et de
l’équité[2].
Il n’y a donc pas un seul de ces infortunés que l’on prétend n’être que
des esclaves, qui n’ait droit d’être déclaré libre, puisqu’il n’a jamais perdu
la liberté ; qu’il ne pouvait pas la perdre ; et que son prince, son père, et
qui que ce soit dans le monde n’avait le pouvoir d’en disposer ; par conséquent
la vente qui en a été faite est nulle en elle-même : ce nègre ne se dépouille,
et ne peut pas même se dépouiller jamais de son droit naturel ; il le porte
partout avec lui, et il peut exiger partout qu’on l’en laisse jouir. C’est donc
une inhumanité manifeste de la part des juges de pays libres où il est
transporté, de ne pas l’affranchir à l’instant en le déclarant libre, puisque
c’est leur semblable, ayant une âme comme eux.
Document C : Voltaire, Candide, 1759
En approchant de la ville, ils
rencontrèrent un nègre étendu par terre, n'ayant plus que la moitié de son
habit, c'est-à-dire d'un caleçon de toile bleue ; il manquait à ce pauvre homme
la jambe gauche et la main droite. "Eh, mon Dieu, lui dit Candide en
hollandais, que fais-tu là, mon ami, dans l'état horrible où je te vois ? -
J'attends mon maître, M. Vanderdendur, le fameux négociant, répondit le nègre.
- Est-ce M. Vanderdendur, dit Candide, qui t'a traité ainsi ? - Oui monsieur,
dit le nègre, c'est l'usage[3].
On nous donne un caleçon de toile pour tout vêtement deux fois l'année. Quand
nous travaillons aux sucreries, et que la meule nous attrape le doigt, on nous
coupe la main ; quand nous voulons nous enfuir, on nous coupe la jambe : je me
suis trouvé dans les deux cas. C'est à ce prix que vous mangez du sucre en
Europe. Cependant, lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur la côte de
Guinée, elle me disait : "Mon cher enfant, bénis nos fétiches[4],
adore-les toujours, ils te feront vivre heureux, tu as l'honneur d'être esclave
de nos seigneurs les blancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta
mère. » Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, mais ils n'ont
pas fait la mienne. Les chiens, les singes et les perroquets sont mille fois
moins malheureux que nous. Les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent
tous les dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam, blancs et noirs. Je ne
suis pas généalogiste ; mais si ces prêcheurs disent vrai, nous sommes tous
cousins issus de germains. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user avec
ses parents d'une manière plus horrible. »
Document D : Diderot, « De l’esclavage », Histoire des deux Indes, 1770
Parue sans nom d’auteur,
l’Histoire des deux Indes est une œuvre considérable consacrée à l’expansion
coloniale de l’Europe au XVIIIe siècle. Attribuée à l’abbé Raynal, c’est en
fait un ouvrage collectif. Diderot y collabora, et rédigea probablement les
pages consacrées à l’esclavage. Dans ce dialogue fictif, un partisan de
l’esclavage et un opposant à l’esclavage échangent leurs arguments.
-
Mais les anciens
peuples se croyaient, dit-on, maîtres de la vie de leurs esclaves ; et nous,
devenus humains, nous ne disposons plus que de leur liberté, que de leur
travail.
-
Il est vrai. Le
cours des lumières a éclairé sur ce point important les législateurs modernes.
Tous les codes, sans exception, se sont armés pour la conservation de l´homme
même qui languit dans la servitude. Ils ont voulu que son existence fût sous la
protection du magistrat, que les tribunaux seuls en pussent précipiter le
terme. Mais cette loi[5],
la plus sacrée des institutions sociales, a-t-elle jamais eu quelque force ?
L´Amérique n´est-elle pas peuplée de colons atroces qui, usurpant insolemment
les droits souverains, font expier par le fer ou dans la flamme les infortunées
victimes de leur avarice ? (...) Tout mon sang se soulève à ces images horribles.
Je hais, je fuis l´espèce humaine, composée de victimes et de bourreaux ; et si
elle ne doit pas devenir meilleure, puisse-t-elle s´anéantir !
-
Mais les nègres
sont une espèce d´hommes nés pour l´esclavage. Ils sont bornés, fourbes,
méchants ; ils conviennent eux-mêmes de la supériorité de notre intelligence,
et reconnaissent presque la justice de notre empire[6].
-
Les nègres sont
bornés, parce que l´esclavage brise tous les ressorts de l´âme. Ils sont
méchants, pas assez avec vous. Ils sont fourbes, parce qu´on ne doit pas la
vérité à ses tyrans. Ils reconnaissent la supériorité de notre esprit, parce
que nous avons perpétué leur ignorance ; la justice de notre empire, parce que
nous avons abusé de leur faiblesse. Dans l´impossibilité de maintenir notre
supériorité par la force, une criminelle politique s´est rejetée sur la ruse.
Vous êtes presque parvenus à leur persuader qu´ils étaient une espèce
singulière, née pour l´abjection[7]
et la dépendance, pour le travail et le châtiment. Vous n´avez rien négligé
pour dégrader ces malheureux, et vous leur reprochez ensuite d´être vils[8].
-
Mais ces nègres
étaient nés esclaves.
-
A qui, barbares,
ferez-vous croire qu´un homme peut être la propriété d´un souverain ; un fils,
la propriété d´un père ; une femme, la propriété d´un mari ; un domestique, la
propriété d´un maître ; un nègre, la propriété d´un colon? Etre superbe[9]
et dédaigneux qui méconnais tes frères, ne verras-tu jamais que ce mépris
rejaillit sur toi ?
Document annexe : Girodet, Jean-Baptiste
Belley, député de Saint-Domingue,
1797
Suite
à l’abolition de l’esclavage par la Convention en 1794, Jean-Baptiste Belley
est élu député de Saint-Domingue. Girodet fait son portrait, vêtu de l’uniforme
de la Convention, appuyé sur un buste de l’Abbé Raynal, dénonciateur de
l’esclavage.
[1]
Eunuque : homme châtré qui gardait et servait les femmes dans les harems.
Ils étaient souvent noirs.
[2]
Equité : égalité, justice.
[3]
« c’est l’usage » : référence au Code Noir, qui réglemente
l’esclavage des Noirs aux Antilles.
[4]
Fétiches : objets ou personnes auxquels on attribue un pouvoir
magique ; désigne ici les missionnaires.
[5]
« cette loi » : Code Noir
[6]
Empire : puissance, autorité
[7]
Abjection : extrême degré d’abaissement, d’avilissement
[8]
Vil : abject, bas, indigne
[9]
Superbe : orgueilleux, présomptueux
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